Introduction
La responsabilité civile repose sur une distinction fondamentale entre d’une part, la responsabilité contractuelle et d’autre part, la responsabilité délictuelle (également dénommée extracontractuelle).
Cette dichotomie des deux régimes de responsabilité civile est simple : la présence d’un contrat emportera l’application de la responsabilité contractuelle alors qu’en l’absence d’un contrat, la responsabilité sera délictuelle.
Cette distinction justifie alors le principe selon lequel la responsabilité contractuelle ne se cumule pas avec la responsabilité délictuelle, défini comme le principe de non-cumul ou de non-option des responsabilités.
Toutefois, la loi et la jurisprudence ont infléchi le principe de non-cumul des responsabilités en permettant, sans violer ce principe, d’agir sur ces deux fondements.
En effet, l’intérêt est aussi de protéger la victime qui ne pourrait se retrouver privée d’invoquer les deux régimes de responsabilité susvisés si la situation s’y prêtait.
Cet article n’abordera pas les conditions respectives de la responsabilité civile contractuelle ou délictuelle, le triptyque des conditions n’étant pas au cœur du principe de non-cumul de ces deux responsabilités.
I. Le principe de non-cumul des responsabilités contractuelles et délictuelles
Le principe de non-cumul des responsabilités civile contractuelle et délictuelle a été affirmé par un arrêt de principe rendu le 21 janvier 1980 par la Cour de Cassation.
Ce principe a ensuite été confirmé par de nombreux arrêts postérieurs, et notamment par l’arrêt rendu le 11 janvier 1922 par le Cour de Cassation, connu sous le nom de l’arrêt Pelletier.
Toutefois, ce principe n’est pas codifié dans le Code Civil.
La proposition de loi du 29 juillet 2020 portant réforme de la responsabilité civile avait proposé, au sein du premier alinéa de l’article 1233, le texte suivant ; « En cas d’inexécution du contrat, ni le débiteur ni le créancier ne peuvent se soustraire à l’application des dispositions propres à la responsabilité contractuelle pour opter en faveur des règles spécifiques à la responsabilité extracontractuelle. » Ce texte n’a cependant pas été codifié.
Le principe de non-cumul des responsabilités civiles s’explique par deux impératifs.
D’une part, en vertu de l’adage « specialia generalibus derogant » selon lequel la loi spéciale prime sur la loi générale, le contrat qui est la loi des parties prime sur la situation sans contrat et donc, sur la situation extracontractuelle.
En effet, la responsabilité civile délictuelle présente un caractère subsidiaire puisqu’elle s’applique lorsque la situation litigieuse ne fait pas l’objet d’un contrat et donc, quand la responsabilité contractuelle ne s’applique pas.
D’autre part, le principe de non-cumul des responsabilités se justifie par la prévisibilité et la sécurité juridique nécessaire au contrat. La responsabilité contractuelle ne pourra réparer que le dommage prévisible alors que si la situation n’est pas régie par un contrat, il sera nécessaire de rapporter la preuve d’une faute et de la qualifier.
II. Le tempérament au principe de non-cumul des responsabilités civiles contractuelles et délictuelles né de la création des régimes autonomes de responsabilité
La loi a suivi l’essor industriel et commercial français afin d’assurer une protection renforcée des victimes de ces développements techniques.
A cette fin, le législateur a créé des régimes d’indemnisation autonomes qui ne reposent pas sur la responsabilité contractuelle ou délictuelle.
En effet, les régimes autonomes de responsabilité ont vocation à s’appliquer obligatoirement dès lors que ses conditions sont réunies, sans que la victime ou l’auteur du dommage ne puissent invoquer un autre régime de responsabilité pour s’y substituer.
Il en va ainsi du régime de responsabilité des produits défectueux, issu de la loi n°98-389 du 19 mai 1998 transposant la directive européenne 85/374/CEE du 25 juillet 1985, qui a instauré aux articles 1245 et suivants du Code Civil, une responsabilité du producteur d’un produit défectueux ayant causé un dommage.
Comme en dispose l’article 1245 du Code Civil, la responsabilité du fait des produits défectueux s’invoque que la victime soit ou non liée par un contrat avec le producteur du produit défectueux.
Actualité : La directive européenne 85/374/CEE du 25 juillet 1985 a été abrogée par la directive (UE) 2024/2853. Toutefois, cette directive n’a pas encore été transposée en droit français et cette transposition devra intervenir avant le 9 décembre 2026.
Il en va de même de la loi du 5 juillet 1985 relative aux accidents de la circulation dite « Loi Badinter » qui est autonome et qui ne permet pas de la substituer aux régimes de responsabilité civile lorsque le litige concerne des protagonistes d’un accident de la circulation, en dehors d’un contrat de transport.
En somme, la responsabilité civile contractuelle ou délictuelle n’a pas vocation à s’appliquer lorsqu’un régime de responsabilité autonome est institué.
III. Le tempérament au principe de non-cumul des responsabilités civiles contractuelles et délictuelles en raison du tiers qui engage la responsabilité de l'auteur d'un dommage
A l’encontre de la séparation qui semblait hermétique entre les deux types de responsabilité civile, la Cour de Cassation réunie en Assemblée Plénière a rendu un arrêt important concernant le principe de non-cumul.
Par un arrêt en date du 6 octobre 2006 dénommé l’arrêt « Boot’Shop » ou « Myr’Ho » (n°05-13.255), la Cour de Cassation a jugé que « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage ».
Dans cette affaire, des propriétaires d’un immeuble l’avait donné à bail commercial à la société MYR’HO et cette dernière en avait confié la location-gérance à la société BOOT SHOP. Toutefois, en raison d’un défaut d’entretien des locaux loués et de l’impossibilité de les utiliser normalement, la société BOOT SHOP avait assigné les propriétaires et la société MYR’HO.
Les propriétaires s’étaient pourvus en cassation en estimant qu’ils n’étaient pas liés par le contrat de bail avec la société BOOT SHOP, ce que le Cour de Cassation a rejeté dans les termes précités.
La Cour de Cassation a estimé que même en dehors du contrat de bail commercial, l’absence de travaux réalisés par les propriétaires causait un préjudice délictuel aux preneurs finaux.
En conséquence, il est possible d’invoquer la responsabilité contractuelle d’un manquement issu d’un contrat et la responsabilité délictuelle pour une faute extérieure au contrat qui cause tout de même un préjudice.
Cette solution jurisprudentielle est confirmée par les décisions postérieures (ex. Cass. Com,
24 mai 2023, 21-25.081).
Toutefois, si le tiers à un contrat souhaite l’invoquer, la Cour de Cassation a récemment affirmée que le tiers se verra opposer les clauses contractuelles qui y sont stipulées, et ce notamment, les clauses limitatives de responsabilité (Cass. Com, 3 juillet 2024, 21-14.947, Publié au bulletin : « le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel qui lui a causé un dommage peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants. » ).
La solution apportée par la Cour de Cassation est justifiée en ce que le tiers ne pourrait, parce qu’il est tiers au contrat, bénéficier de celui-ci tout en ayant une position plus avantageuse en ne se voyant pas opposer les limites et/ou exclusions du contrat.
IV. Le tempérament au principe de non-cumul des responsabilités civiles contractuelles et délictuelles en raison du tiers qui engage sa responsabilité
A l’inverse de ce qui précède, les parties à un contrat peuvent engager la responsabilité d’un tiers qui ne le respecte pas.
En effet, l’article 1200 du Code Civil dispose que « Les tiers doivent respecter la situation juridique créée par le contrat. Ils peuvent s’en prévaloir notamment pour apporter la preuve d’un fait. ».
Cette situation se rencontre notamment dans le cas où un tiers ne doit pas venir perturber le contrat conclu, tel qu’un pacte de préférence. En effet, l’article 1123 du Code Civil prévoit que le bénéficiaire d’un pacte de préférence peut, si le pacte a été conclu avec un tiers en violation de ses droits, demande la nullité de cet acte ou de s’y substituer si le tiers avait connaissance de l’existence de cet acte.
Le bénéficiaire pourrait donc, pour un même acte, engager la responsabilité contractuelle du
promettant et la responsabilité délictuelle du tiers.
V. Le tempérament au principe de non-cumul des responsabilités civiles contractuelles et délictuelles en raison de préjudices ou de fondements distincts
Enfin, de manière logique, le principe de non-cumul ne pourra pas empêcher la victime d’engager une action sur le fondement de la responsabilité contractuelle pour un dommage issu du contrat et sur le fondement de la responsabilité délictuelle sur un dommage de nature différente, même dans le cadre d’une même action.
Par exemple, dans le cadre d’un arrêt rendu le 24 octobre 2018 par la Cour de Cassation (n°17-25.672, Publié au bulletin), une société avait réservé un stand au sein d’un congrès annuel d’une association dentaire et, alors que l’inscription avait été envoyée et l’acompte payé, l’association lui avait notifié son refus de lui attribuer un stand. La société a donc assigné l’association, outre la rupture brutale de la relation commerciale établie qu’elle entretenait avec cette association depuis 1997, en indemnisation de ses préjudices contractuels.
Dans cette affaire la Cour d’Appel avait estimé que l’article L. 442-6, I, 5° du Code de Commerce sur la rupture des relations commerciales établies (devenu l’article L. 442-1 du Code de Commerce) institue une responsabilité de nature délictuelle et qu’en raison du principe de non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle, la société qui a agi sur le terrain de la responsabilité contractuelle ne pouvait invoquer le fondement délictuel de la rupture, en plus du contrat à raison des mêmes faits, à savoir le refus d’attribution d’un stand.
La Cour de Cassation a cassé cette appréciation en estimant que « alors que ce principe interdit seulement au créancier d’une obligation contractuelle de se prévaloir, contre le débiteur de cette obligation, des règles de la responsabilité délictuelle et n’interdit pas la présentation d’une demande distincte, fondée sur l’article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce, qui tend à la réparation d’un préjudice résultant non pas d’un manquement contractuel mais de la rupture brutale d’une relation commerciale établie ».
En conséquence, le choix de fondements différents pour des préjudices distincts peut permettre d’invoquer les deux régimes de la responsabilité civile sans violer le principe de non-cumul.
La Cour de Cassation a réitéré cette position en matière d’un contrat de licence conclu entre
des sociétés (responsabilité contractuelle) et la violation des droits de propriété intellectuelle
de l’une des société (responsabilité civile délictuelle) (Cass. Civ, 5 octobre 2022, n°21-15.386, Publié au bulletin).
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